La tragédie, que ce soit celle de Racine comme celle de Sarah Kane, est le genre littéraire qui touche au plus près la vérité humaine et ses contradictions, ses grandeurs, ses humiliations. Même si la société actuelle prône à coup de bouquins de développement personnels et autres fadaises la possibilité d’être "acteur de sa propre vie" comme d’une entreprise, de "gérer ses émotions" comme une comptabilité, même si nous sommes obsédés par le contrôle, tout nous échappe.
Dans ce premier roman de littérature générale, Tiphaine Mora explore le thème du déterminisme social et réussit une fresque sociétale aussi réaliste que saisissante. Tous les éléments de la tragédie sont présents et mis au goût du jour. Le destin de chaque personnage, lié mais surtout soumis à celui des autres, lui échappe et nous questionne : sommes-nous réellement aussi libres que nous le pensons ? Rencontre avec une jeune auteure talentueuse à la plume aiguisée.
Le mouvement social des Gilets Jaunes m’a passionnée, et j’ai vu dans son foisonnement, ses aspirations, ses ratés, la possibilité de raconter quelque chose, des destins individuels.
Tiphaine Mora, qui êtes-vous ?
Question simple à laquelle il est pourtant toujours difficile de répondre… On est rarement, soi-même, la personne la mieux placée pour dire qui l’on est, et le temps nous change. Pour le moment, j’ai trente ans, j’écris des romans, des poèmes, et je suis enseignante. J’écris – c’est-à-dire, j’imagine des romans –, depuis que j’ai conscience d’exister.
Quel est votre rapport à l’écriture ?
Il est à la fois viscéral, intuitif et pragmatique.
Viscéral parce que c’est un besoin primaire pour moi. Je ne pourrais tout simplement pas concevoir ma vie sans écrire. Durant les périodes, très rares, où je ne travaille pas sur un roman, je peux éprouver des sensations de manque très fortes.
Intuitif car je ne décide pas quand un roman vient ; il prend forme de lui-même, s’assemble comme les pièces d’un puzzle qui peuvent avoir l’air disparates, mais s’imbriquent les uns dans les autres. Des éléments sans rapport apparents entre eux se connectent ; les personnages prennent voix, corps, âme. Ce sont eux qui arrivent ; à prendre ou à laisser. J’ai souvent considéré qu’un roman valait la peine d’être commencé quand j’ai rêvé des personnages, les ai vus agir ou ai entendu leurs demandes, pas avant. Quand j’ai mis des particularités sur un visage.
Et enfin pragmatique, car l’écriture romanesque est un travail de fourmi. Paradoxalement, je ne crois pas à la puissance de l’inspiration. L’acte d’écriture lui-même est long, solitaire, parfois difficile. J’ai une méthode d’élaboration très précise : écriture d’un plan qui récapitule des différentes phases de l’intrigue, schéma des interactions entre les personnages, portrait de chaque personnage. Je ne commence pas l’écriture avant d’avoir la dernière phrase du roman en tête. Pour la poésie, c’est un peu différent. Je ne crois pas plus à l’inspiration mais à la coïncidence, parfois fugace, entre une sensation et une scène du quotidien, une image, une rencontre, qui donne lieu à une mélodie. Le plus important dans la poésie, celle que j’écris, c’est le rythme. Le reste est superficiel.
Il y a réellement des êtres avec lesquels la société est plus cruelle que d’autres, parce qu’ils la renvoient à ses névroses, ses incapacités. Parce que, de mille et une manières, on leur ferme des portes.
La ville où dorment les princesses s’apparente à une tragédie, on y retrouve tous les ingrédients de ce genre littéraire, mais remis au goût du jour, est-ce une démarche volontaire ? Pourquoi, sans tout dévoiler à nos lecteurs, avoir été si dure avec certains personnages ?
Je me permets de prendre le contre-pied de la question : je n’ai pas tellement voulu écrire une histoire contemporaine qui ressemble à une tragédie, je pense que la tragédie, que ce soit celle de Racine comme celle de Sarah Kane, est le genre littéraire qui touche au plus près la vérité humaine et ses contradictions, ses grandeurs, ses humiliations. Même si la société actuelle prône à coup de bouquins de développement personnels et autres fadaises la possibilité d’être « acteur de sa propre vie » comme d’une entreprise, de « gérer ses émotions » comme une comptabilité, même si nous sommes obsédés par le contrôle, tout nous échappe. Nous transmettons notre histoire à nos enfants, que nous le voulions ou non. Le pire comme le meilleur. Nous sommes héritières, héritiers, de joies, de tensions, de peurs qui nous dépassent. Et c’est quelque part très rassurant ; quel tristesse, si nous étions tous des êtres neufs, sans possibilité de transmettre nos richesses émotionnelles, sans histoire et donc, sans véritable avenir…
Dans La ville où dorment les princesses, je me suis, il est vrai, particulièrement intéressée à cet aspect des relations humaines. Certains personnages sont plus conscients que d’autres d’être tributaires de leur passé. Et certains naissent avec des bagages plus lourds que d’autres. Mais il est toujours possible d’aller vers la lumière… Si par « dure », vous entendez que le sort de nombre d’entre eux est cruel, je dirais qu’il y a réellement des êtres avec lesquels la société est plus cruelle que d’autres, parce qu’ils la renvoient à ses névroses, ses incapacités. Parce que, de mille et une manières, on leur ferme des portes. On voit très souvent, dans les classes, à quel point le déterminisme social est puissant. Hélas. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’existe pas une porte de sortie ; chaque personnage, dans le roman, trouve des échappatoires plus ou moins agressives ou autodestructrices. Et certains trouveront de vraies portes de sortie.
Jamais aucun message. Un roman doit se suffire à lui-même ; l’important pour moi est d’avoir été sincère.
Comment avez-vous imaginé cette histoire et ses personnages ?
Mon idée première était de raconter les destins parallèles de deux adolescentes opposées ; situation familiale, sociales, habitudes, relations, tempéraments… opposées, parce qu’on aurait tout fait pour qu’elles se construisent en miroir, ou plutôt dos à dos. Comme pour tous mes romans, j’ai fait feu de tout bois ; de mon expérience personnelle, d’histoires entendues des années auparavant et remémorées, de scénarios imaginés à partir de rencontres, de lectures, d’émissions de témoignages… À ce propos, j’ai le vif souvenir d’un témoignage d’une jeune fille, sur un plateau télé, qui évoquait sa situation personnelle, très douloureuse, avec beaucoup de dignité et une certaine résignation. Elle m’avait profondément touchée. Je me suis dit, je tiens peut-être la pierre angulaire du roman.
On peut parler de roman social, n’est-ce pas ? Le réalisme était-il recherché ?
Ce qualificatif me convient tout à fait. Il était très important pour moi que cette histoire s’inscrive dans une réalité sociale, qu’elle fasse corps avec celle-ci. Le mouvement social des Gilets Jaunes m’a passionnée, et j’ai vu dans son foisonnement, ses aspirations, ses ratés, la possibilité de raconter quelque chose, des destins individuels. J’aime aussi le thème de la petite ville de province en déclin. Quoique les romancièr(e)s actuel(le)s semblent connaître un regain d’intérêt pour celle-ci, j’ai la sensation que la littérature en France regarde beaucoup vers Paris, et qu’elle considère souvent ces sous-préfectures ou petites préfectures et ses habitants, dont je suis, avec une certaine condescendance. On écrit à ce sujet des caricatures, des satires, des histoires misérabilistes… Mais tout lieu, si on prend la peine de le considérer, porte une grandeur tragique.
Avez-vous un message un transmettre ou juste un regard à partager ?
Jamais aucun message. Un roman doit se suffire à lui-même ; l’important pour moi est d’avoir été sincère.
LA VILLE OÙ DORMENT LES PRINCESSES – Tiphaine Mora
Alors qu’un vent de malaise traverse Vignes-aux-Bois et que s’annonce la révolte des Gilets Jaunes, Antoine Vidal-Reix vient de remporter les élections municipales. Cet avocat brillant et aux soutiens nombreux entend redynamiser la ville. Mais peu après la rentrée de sa fille Léa au lycée, une mystérieuse Maud fait son apparition. Sans foi ni loi, intimidante, fascinante, cette nouvelle arrivée sème la tempête sur son passage et s’attire tous les regards. Rapidement et malgré les silences, Maud et Léa vont comprendre qu’elles partagent le poids d’un terrible secret.
Née en 1991, Tiphaine Mora a grandi et vit en Auvergne. Professeure de lettres modernes, elle a publié plusieurs poèmes dans la revue Pierre d’Encre ainsi que 3 ouvrages de fiction : Les Nénuphars ou les Mémoires d’une décadente (Les Roses Bleues, 2013), Violette (NUM, 2017) et Belles à lier (NUM, 2018).
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