Vitrines

@raphaelbee

Résumé

Sur Instagram, @encorejeanne est LA fille à suivre. Ses photos léchées, parfaitement cadrées, animent au quotidien ses milliers d’abonnés. Jusqu’au jour où, sans prévenir, elle s’arrête de poster. Faut-il y voir une pause qui ferait partie de sa stratégie d’influence ? Ou bien faut-il s’inquiéter de cette absence prolongée ? Et surtout, que sait-on vraiment d’une fille dont on ne connaît que les photos carrées ?

Avis des lecteurs

Un roman dans l’air du temps, qui analyse les réseaux sociaux et ses dérives, la recherche de perfection et la mise en scène de sa vie en vue de récolter des « likes »…

Ce roman fait ressortir les paradoxes et les dérives d’Instagram […] Un très bon moment de lecture.

J’ai trouvé ça original, surprenant et vraiment, chapeau ! Jusqu’aux dernières lignes Raphaël Bée a su m’étonner.

Extraits

Là, chez @encorejeanne, elle n’a rien décelé. Ou plutôt, @encorejeanne ne s’est pas livrée. Gab s’était attendue à ce qu’elle eût mille choses à raconter : en carré, elle étale bien sa vie trépidante pour entretenir ses fameux followers, dont le nombre avait grimpé entre-temps. En face, rien. Chaque question semblait la mettre mal à l’aise. Quand elle y répondait, c’était du bout des lèvres, et Gab devait se pencher pour l’entendre murmurer des banalités. Et son regard bleu, si bleu la fuyait sans cesse. Elle n’avait pas l’assurance que ses photos Instagram laissaient supposer. Elle n’avait pas cet aplomb qu’ont les mannequins qui s’ignorent mais sont déjà conscients de leur beauté. Quant à son agent à côté, beau garçon, et à peine majeur comme elle, il n’a pas joué ce rôle d’agent hostile auquel Gab est rodée. Il n’a pas joué de rôle tout court. Gab s’était préparée à devoir forcer un barrage avec les dents ; une pichenette aurait suffi à le faire céder. En bas de page de la fiche bristol qu’elle consacre à chacune des filles qu’elle rencontre, là où elle précise généralement fille de caractère, fille élégante ou fille solaire, Gab a écrit : fille fragile.

En une poignée de minutes, AnneSo a tenu dans ses mains la vie de cette autre. Elle est entrée chez elle. Chez eux. Quand ils étaient encore deux et depuis qu’ils sont trois. En une poignée de minutes, leur bonheur a dégouliné entre ses doigts. Elle est entrée dans leur monde. Un monde où la canicule n’assèche pas ; un monde où les nourrissons ne pleurent pas ; un monde où les couples ne s’engueulent pas. Un monde parfait, où le moindre souci semble avoir été filtré. AnneSo s’interroge. Veut-elle s’abonner à ce monde-là ? Suivre sans moufter une existence idéale de plus, où les bonnes cases à cocher se reflètent en photos carrées ?

@encorejeanne pose simplement, le regard perdu au loin. Seule. Avec plusieurs milliers de j’aime en-dessous. — Je peux vous aider ? AnneSo se fait surprendre par l’arrivée d’un serveur. Barbu, bras puissants et tatoués, Stan Smith aux pieds, il porte son plateau chargé de boissons, mais s’est interrompu dans sa course, bloqué par le bras tendu d’AnneSo. Elle ne bouge pas. Ses yeux clignotent deux secondes, puis elle lâche : — Je peux avoir la même chose ? Elle a toujours son bras tendu et lui montre l’écran de son autre main. Le serveur tourne sa tête massive et scanne du regard la photo qui s’affiche devant lui. — Vous aimez l’amertume ? prend-il la peine de se renseigner en changeant son plateau de main. Je préfère demander, car vous n’êtes pas la première à passer commande via Instagram. AnneSo n’hésite pas longtemps. Allez ! Au pire, ça fera une photo sympa. Le cocktail carmin et son verre crénelé sont très esthétiques. — Par contre, je n’ai plus de place en terrasse. Vous serez combien ? Elle répond qu’elle sera seule. Une fois n’est pas coutume, elle ne pense pas à Olivier. Lui qui doit être chez lui à glander derrière l’ordi, en train de s’acharner sur un jeu en réseau ou de zoner sur l’un de ces sites complotistes dont il se régale, au lieu de préparer ses oraux qu’il a déjà ratés deux fois. Olivier qui, de toute façon, n’aurait pas su apprécier l’endroit. Et à part lui, AnneSo ne songerait à personne d’autre pour la rejoindre.

Première règle : se trouver une raison d’être. Un talent ? Il y en a qui chantent. Il y en a qui dansent. Certaines font du sport, de la gymnastique, maîtrisent l’équilibre et posent, leur tête en bas, dans ce que le yoga exige de plus complexe. Il y en a d’autres qui peignent ou qui dessinent ; il y en a qui déchirent des trucs, les assemblent et les recollent. Il y en a aussi qui sont drôles. Moi ? Je ne suis rien de tout ça. Je ne dis pas que je chante mal ou que je ne sais rien faire de mes dix doigts. J’ai quand même un minimum d’humour et de créativité ! Je reconnais en toute modestie que je ne le fais ni ne le dis pas assez bien pour prétendre m’élever à leur niveau. Une passion ? Il y en a qui se maquillent. Beaucoup. Beaucoup trop. Tout le temps. Certaines préfèrent bouffer. Elles bouffent trop, ou pas assez. Partout, ou surtout pas n’importe où. Elles bouffent ce qu’elles commandent ou ce qu’elles cuisinent, ce qui est sûr, c’est qu’elles en parlent. Comme celles qui se nourrissent de livres, de poèmes, de bandes dessinées, de films ou de séries, elles en parlent et savent en parler à tous ceux qui ont besoin d’elles pour décider quoi lire, quoi regarder, quoi consommer. Tout comme celles qui sont mamans vont parler aux mamans. Il y en a aussi qui voyagent. Un fuseau horaire différent à chaque publication. Celles-là reproduisent aux quatre coins du globe les mêmes représentations : un chalet rouge perdu au milieu de la neige, s’agit-il d’une photo prise en Islande, au Canada, en Norvège ? Et cette image de deux pieds au-dessus du vide, est-elle postée depuis le Grand Canyon, le Mercantour, les Dolomites ? Quoi qu’elles fassent, elles se ressemblent toutes.

Informations

Bande-annonce du roman
Photo en couverture @boris_ovini / modèle : @llangevin
robe : @margaretselection
Coll. Le Labo, 2021 • Format 12×19 cm • 296 pages
Version imprimée 9782378700102 • 16 euros
Version numérique 9782378700119 • 5.99 euros